Sūn Juān | La fuite aussi demande du courage.

Juān est la fille parfaite. La poupée de porcelaine. La belle-fille idéale. Tant que ses parents sont concernés. Elle fait de la danse classique. Elle est polie, calme et composée. Elle va au temple, respecte ses aînés, ne parle pas trop fort, est effacée. Toujours tirée à quatre épingles, ne souriant et ne parlant que quand c'est nécessaire. Elle sert parfaitement bien le thé, cuisine, coud, fait le ménage, aime les enfants. Je vous avais dit : elle est parfaite. Parfaitement parfaite.

Mais la perfection n'existe pas.

Ce que ses parents ne savent pas ou refusent d'admettre, c'est que Juān est loin d'être le parangon humain qu'ils s'imaginent. Elle peut se montrer très irrespectueuse : elle estime que le respect se gagne et, si vous la prenez dans le mauvais sens, elle ne fera absolument rien pour vous.
Juān n'a jamais vraiment oublié son attirance pour les arts martiaux. Elle n'est pas pour autant mécontente de la danse classique. Quand on y réfléchit bien, il y a pas mal de similitudes, en fait...
On lui a suffisamment répété qu'elle était belle pour qu'elle soit devenue légèrement prétentieuse. Rien de bien méchant, mais Juān plaît et elle le sait. Toutes ses années de danse lui ont donné le goût des chignons, du maquillage et des ensembles des plus seyants. Quand elle se relâche, elle rassemble ses longs cheveux noirs en haute queue de cheval ou en une lourde tresse. Elle se permet alors le port de jeans et autres bêtes tee-shirts. Mais ne rêvez pas trop. Ce qui est rare... est rare.
Juān a l'alcool violent et déteste son rire, le véritable, trop peu féminin. Quand elle riait, elle essayait d'ailleurs de l'étouffer le plus élégamment possible, d'une main délicate.
Elle est indépendante et préférera mille fois marcher sous la pluie plutôt que de faire de la couture.
Elle est très maniaque, sur tous les fronts. En ce qui concerne la danse, elle est intransigeante et exigeante. Juān estime qu'un élève qui n'a pas de crampe est un élève qui ne fait pas assez d'efforts. Personne n'est pour autant exempté des étirements et échauffements qui vont de pair avec son cours. Elle encourage ses élèves à connaître leurs limites et à les repousser sans jamais les briser. Elle estime qu'il faut connaître son corps et le respecter. Un élève qui se blesse une fois aura le droit à sa compassion et sa compréhension. La deuxième fois, qu'il ne compte pas sur elle pour l'emmener à l'infirmerie. On récolte ce que l'on sème. Ni plus, ni moins.
Juān n'aime rien de plus au monde que de danser sur la fine ligne séparant l'évanouissement de l'épanouissement, telle une funambule marchant plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol sans filet.

Son filet, Juān l'a perdu. Elle n'a jamais eu peur de la nuit, a toujours trouvé les étoiles particulièrement belles. Mais sans soleil, la lune n'est plus visible, et les étoiles ont l'air de briller moins fort.
Juān ne rit plus que d'un rire cultivé : il n'y a plus personne pour lui dire à quel point elle est attirante quand elle rejette la tête en arrière et rit à gorge déployée, avec tout son corps.

A partir de quand vous a-t-on fait comprendre que vous étiez différents? A partir de quand avez-vous compris qu'il vous fallait changer? Juān, elle, avait 4 ans. L'année où elle a assisté à la première compétition de son frère et qu'elle a dit « Maman ! Moi aussi je veux faire comme mon frère !» Evidemment, ses parents ont vite rattrapé le tir. Hors de question de laisser leur petite fille se lancer dans les arts martiaux. Elle n'avait que 4 ans, qu'en savait-elle? Et imaginez un peu, une petite fille, apprendre à se battre? Pas de ça chez eux. La petite Juān fut donc inscrite au cours de danse classique le plus proche. Quelque chose de respectable. Et elle n'était pas malheureuse. Loin de là. En fait, elle aimait beaucoup ça. Et quand son frère – de deux ans son aîné – lui montrait, en cachette, ce qu'il avait appris, Juān comparait avec ce que son professeur à elle lui avait enseigné. Et elle trouvait des similitudes. Cela suffisait à son bonheur.
Quelques années plus tard, elle consacrait l'essentiel de ses journées à la danse. Dans la moyenne à l'école, elle était excellente en danse. Peut-être pas la meilleure, mais pas loin. Travailler dur, ne jamais trop en faire, suivre les conseils du professeur, s'entraîner tous les jours. Elle dansait en allant à l'école, dansait après avoir expédié ses devoirs. Ses doigts esquissaient des chorégraphies plutôt que de recopier les leçons.
Ses parents toléraient ses notes moyennes parce qu'elle était parfaite en tous points le reste du temps. Ses « défauts » restaient secrets, entre son frère et elle, et parfois certaines amies de la danse. Elle était, en apparence, la petite fille modèle. Tout pour qu'on la laisse vivre sa vie et danser. Danser, surtout.

Le père de Juān était – est toujours, d'ailleurs – diplomate. Il travaillait à l'ambassade chinoise de Séoul. Quant à sa mère, elle a arrêté de travailler le jour où elle s'est mariée. Elle avait d'ailleurs était complètement déboussolée le jour où son mari lui annonça qu'ils déménageaient en Corée du Sud, un an après avoir accouché de son fils. C'est ainsi que naquit Juān, à Incheon, Corée du Sud, deux ans et des poussières après son frère aîné.
Et voici comment elle ne vit la République Populaire de Chine que l'année de ses 13 ans. La petite famille repartit précipitamment en Chine quelques jours après avoir appris la condition critique de la grand-mère Sūn. Ce fut également la première fois que Juān s'opposa réellement à ses parents. Elle ne connaissait pas vraiment cette grand-mère, avait toutes ses amies en Corée. Ils ne pouvaient quand même pas lui demander d'arrêter la danse?! Elle n'accepta de partir que quand on lui promit qu'elle pourrait continuer la danse une fois là-bas. Elle se retrouva donc plus ou moins en pensionnat dans une école de danse réputée, qui lui permit d'apprendre la danse chinoise et de continuer la danse classique.
Trois ans plus tard, ils étaient toujours en Chine. Le jour de ses 18 ans, le frère de Juān déclara qu'il retournait en Corée. Elle décida de le suivre. Se battit bec et ongles, jusqu'à ce que ses parents, désarmés devant ce changement de comportement subit, cèdent. Comportement qu'ils s'empressèrent d'oublier. Leur fille était parfaite.

Ils trouvèrent un appartement à Incheon, près de leur ancien quartier. Juān retrouva son école de danse, ses professeurs, ses amies. A 17 ans, elle était en couple avec un charmant danseur, aussi bon qu'elle si ce n'est meilleur. Elle fêta ses 18 ans, arrêta l'école, devint danseuse à plein temps, alternant entre des cours pour les enfants (beaucoup, beaucoup plus souples que ceux qu'elle devait donner ensuite à Kirin) et ses représentations. Jamais danseuse principale, mais plus souvent qu'à son tour sa remplaçante. Sans aucune rancœur : elle ne cherchait pas à être meilleure que les autres, mais à toujours se dépasser. Deux ans plus tard elle emménageait avec Min Ho.
Min Ho, c'était savoir que dans quelques années, ils prendraient leur retraite, deviendraient probablement professeurs à plein temps, auraient un ou deux enfants. C'était des disputes et des réconciliations quelques heures plus tard. C'était savoir que l'on est aimé, inconditionnellement. C'était des heures de danse sans fin. C'était savoir que quelqu'un sera toujours là pour te rattraper à la fin de ton saut. C'était se considérer mariés sans cérémonie, avec un simple anneau acheté pour deux fois rien comme gage. C'était savoir que le jour où l'un deux fera sa demande, l'autre l'acceptera.
Min Ho, c'était un jour de printemps ensoleillé, plein de promesses et d'espoir. Min Ho, c'était un amour pur et simple.

Min Ho est mort dans un accident de voiture, il y a de ça un an. Juān a assisté aux obsèques, mais n'a pu y prendre part. Ils n'étaient même pas fiancés.

La mort fait partie de la vie. Le chagrin aussi.

Juān n'en pouvait plus, des regards emplis de pitié de son frère et de ses amis. Quand elle entendit parler du poste disponible à Kirin, elle sauta dessus. Pour changer d'air. Elle ne ferait que donner des cours, mais de toutes façons, se tenir sur scène ne l'intéressait plus. Danser, oui. Mais l'envie de se tenir sous les projecteurs était morte avec Min Ho.

L'entretien. Il n'y a pas grand-chose à dire. Elle se montra sous son meilleur jour, le "parfait". Elle avait d'excellentes recommandations et qualifications. Pourquoi Kirin? Pour donner la meilleure chance possible à ces futurs Idols, forcément. Il ne fallut pas longtemps avant qu'elle reçoive un coup de téléphone l'informant qu'elle avait obtenu le poste.

Professeur de danse classique pour des futurs Idols. Juān a bien l'intention de les préparer du mieux qu'elle le peut. Elle ne fait pas de différence entre les élèves. Tous auront mal d'ici la fin de son cours, de toutes manières. Ce qu'elle pense des nouvelles règles? Pas grand-chose. Cette nouvelle organisation a au moins un avantage : personne ne se fait de fausses illusions quant à leurs chances de réussite.