Laisse-moi tranquille, okay?

Juān soupira discrètement. Pourquoi discrètement? Idiote, y a personne. Il était l'heure de rentrer. Elle avait retardé le moment le plus longtemps possible, avait tout fait pour s'occuper, mais maintenant elle n'a plus le choix. Il commençait à se faire tard, les cours étaient terminés, il n'y avait plus personne dans les bâtiments de l'école. Plus que du vide et du silence. Autant s'en aller. Soupirant une nouvelle fois (mais cette fois sans s'en cacher), Juān attrapa son sac et se mit en route d'un pas décidé. Quand il faut y aller, il faut y aller !

Il fallut qu'elle sorte de Kirin pour se rendre compte qu'il pleuvait des cordes. Immédiatement, un fin sourire ourla ses lèvres. Juān se dépêcha d'enlever ses chaussures pour les mettre à l'abri dans son sac, qu'elle referma soigneusement. Elle aimait beaucoup cette paire et n'avait nullement l'intention de les abîmer. Elle reprit ensuite sa route d'un pas plus lent, sans faire aucun effort pour se protéger de la pluie ni pour arriver plus rapidement à destination. D'ailleurs, elle allait probablement faire un détour, marcher plus longtemps. Tout pour se retrouver le plus tard possible dans son petit appartement vide.

Juān a toujours aimé la pluie. Quand elle était plus jeune, son grand jeu était d'arriver à rentrer trempée de la tête aux pieds sans que ses parents ne s'en rendent compte. Parfois même, son frère l'aidait, quand il était d'humeur. Il créait une diversion pour que leurs parents ne prêtent pas trop d'attention à la porte qui s'ouvrait, ou à la douche qui se mettait à fonctionner. Et s'ils remarquaient ensuite qu'elle avait pris une douche, que ses cheveux étaient fraîchement lavés, elle leur donnait comme excuse le sport à l'école. Ou la danse particulièrement intense, ce jour-là. Ou bien encore qu'elle avait tout simplement oublié son parapluie. Ce qui était absolument faux. Juān n'a jamais oublié son parapluie, ni son manteau. Elle les a toujours sciemment abandonnés quelque part.
Elle n'aurait renoncé à ses balades pour rien au monde, quelles que soient les remarques que cette fantaisie lui rapportait. Marcher ainsi sous la pluie la calmait, la réconfortait, l'apaisait.

Les jours de pluie, Min Ho l'attendait toujours à la maison, avec une épaisse serviette entre les mains et une tasse de thé bien chaud. Tu avais toujours peur que je tombe malade, hein. Pourtant t'as jamais essayé de m'en empêcher. Tu me passais tous mes caprices... Idiot.

Juān joua machinalement avec l'anneau à son annulaire gauche. Min Ho était toujours dans ses pensées, mais aujourd'hui, c'était encore pire. Elle avait entendu un élève appeler quelqu'un Min Ho. Evidemment qu'elle savait que ce n'était pas l'homme qu'elle aimait. Il était mort. Mais tout de même, cela lui fichait toujours un coup au cœur. Et ça arrivait régulièrement : c'était un prénom assez commun, après tout. J'ai réussi à ne pas me retourner, cette fois-ci. Peut-être que la prochaine fois je n'y ferai même pas attention? Puis il y avait eu ce Jae Duk. Il avait absolument voulu lui parler. Ça l'avait mise en colère. Il ne se rendait pas compte. Comment veux-tu qu'il sache?!
Elle leva les yeux vers le ciel. C'est la pleine lune... Sa robe était trempée, des gouttes d'eau dévalaient son visage et son cou. C'était comme si le ciel-même pleurait avec elle, voulait la laver de son chagrin.

Juān sortit de sa rêverie en se sentant heurter quelque chose de solide. Elle baissa ses yeux avec un instant d'irritation. On s'écarte du chemin des gens, d'habitude ! Surtout quand ils ne regardent pas où ils vont !

HS:

- Une femme avec un si mauvais caractère ne devrait pas sortir de la cuisine.

S'il y avait bien une chose que les parents de Juān avaient réussi à inculquer à leur fille, c'était bien la politesse. Être bien élevée, toujours bien se tenir, réfléchir avant de parler, n'ouvrir la bouche que si on lui adresse la parole, et toutes les idioties du même genre. Ce qui ne voulait pas dire qu'elle censurait ses pensées.
Face à son incompréhension totale de la situation, sa première réflexion « Ah ben c'est mon jour de chance. Un con qui regarde pas où il va, japonais et misogyne. Tout va bien dans ma vie. » se transforma en un élégant (bien qu'incrédule) :

- Je vous demande pardon ?

Nan mais il se prend pour qui il se prend celui-là. Ca lui arrive souvent d'agresser des inconnues dans la rue comme ça ?! Et d'où il parle de mon caractère c'est pas comme si- Oh merde.

- Eh bien... Tu semble bien plus agréable lorsque tu es sur le cadre du travail... Juan, je me trompe ?

Ce n'est qu'à ce moment que Juān releva les yeux pour regarder son assaillant. Re-merde. Parce qu'elle le connaissait. Enfin le connaissait, c'était un grand mot. Ils travaillaient tous les deux à Kirin, avaient échangé des salutations et deux-trois phrases polies à plusieurs reprises, mais ça c'était arrêté là. Et en plus, la seule explication qu'elle trouvait pour ses remarques, c'était qu'il avait entendu ce qu'elle avait dit quand il lui était rentré dedans. Autrement dit, elle avait parlé à voix haute sans s'en rendre compte. Quelle superbe journée.

- Non, vous ne vous trompez pas, monsieur Hanasaki. Je ne vous avais pas reconnu. Excusez-moi, je ne m'étais pas rendue compte que je parlais tout haut. Je vais vous laisser à vos occupations.
Nous n'avons jamais pris la peine de faire réellement connaissance. Nous pourrions bien aller prendre un verre histoire que tu t'excuse de m'être ainsi rentrer dedans, ce serait la moindre des choses.

Elle s'apprêtait à passer son chemin, n'ayant aucun désir de compagnie. Seulement il Hanasaki Ryuzaki n'avait apparemment pas les mêmes plans qu'elle. C'était bien sa chance. Récapitulons. Le mec me rentre dedans, il jure, m'insulte, et maintenant il voudrait aller prendre un verre et « faire connaissance ». Il n'a aucune manière. Min Ho, lui, m'aurait encouragé à me mettre à l'abri de la pluie, m'aurait demandé si tout allait bien, pourquoi je marchais comme ça sous la pluie !
Juān n'avait qu'une envie : refuser l'invitation. Seulement quand un collègue plus âgé, et avec plus d'expérience, vous propose d'aller boire un verre... Délicat de refuser. Foutues conventions. Alors elle s'arma de courage et lui adressa un élégant sourire. Et mentit comme un arracheur de dents.

- Avec plaisir.

Pourquoi est-ce qu'il l'a regardait comme ça, les bras croisés, la cigarette au bec? Il pensait que ça le rendait plus virile, plus attrayant? Parce que c'était faux. Juān n'avait rien à faire des tatouages du japonais, et elle savait qu'il était chanteur. Elle pensait donc très irresponsable de sa part de fumer. Mais c'était son problème, pas le sien.
Juān attendit que son collègue ouvre la marche et le suivit jusqu'à l'établissement de son choix. Évidemment, ils allaient rentrer à l'intérieur. Au sec. Ce qui voulait dire que sa robe trempée allait bientôt devenir très inconfortable. Mais elle ne pouvait rien y faire. Tout comme pour son chignon, haut sur son crâne, qui devait probablement être gorgé d'eau. Bien sûr, elle aurait pu remettre ses chaussures, mais c'était hors de question. Elle les aimait beaucoup trop.
C'est donc dégoulinante d'eau et pieds nus que Juān entra dans le bar. Elle s'assit, bien droite sur sa chaise, et attendit que son vis-à-vis lance la conversation. Après tout, une femme bien élevée ne prend la parole que quand on l'y autorise. Elle avait peut-être mauvais caractère, mais elle savait se tenir. Si ce misogyne de japonais voulait des bonnes manières, il en aurait.